la plateforme d’Elisabeth Moreno, ancienne ministre, contre les discriminations

Élisabeth Moreno, ancienne ministre déléguée à l'Égalité femmes-hommes dans le gouvernement Castex
Elisabeth Moreno Élisabeth Moreno, ancienne ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes dans le gouvernement Castex

Elisabeth Moreno

Élisabeth Moreno, ancienne ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes dans le gouvernement Castex

DISCRIMINATION – Qui aurait pensé qu’il serait plus facile pour une femme noire en 2022 d’aller dans l’espace que de se faire servir dans l’un des cafés les plus emblématiques de Paris ? Et pourtant : c’est l’expérience que j’ai vécue il y a quelques jours, et je tremble encore de colère et de tristesse.

Par colère parce qu’il était, entre autres, avec Mae Jemison, une femme extraordinaire, acceptée à Stanford à 16 ans, choisie pour être astronaute quinze ans plus tard, et qui devint en 1992 la première Afro-Américaine à partir dans l’espace à bord. la navette spatiale Endeavour. Elle a découvert une toute autre image de ma France rêvée et dont je lui parle avec ferveur.

Il est 16 heures. A peine assis et ne servant toujours pas, dans ce lieu symbolique qui porte en lui une part de notre patrimoine littéraire et philosophique, celui-là même qui scelle nos valeurs républicaines, un responsable s’approche de nous et d’un ton péremptoire nous dit qu’il est allons nous mettre à l’étage parce que nous dérangeons notre voisin. Nous sommes cinq, il est seul, mais c’est à nous d’y aller – “Cet homme travaille, et c’est un habitué”, nous sommes justifiés. Nous n’étions pas à notre place. Nous n’étions pas des habitués. Nous n’étions qu’un groupe de femmes noires et métisses, quelques étrangères, et notre présence dérangeait un habitué.

Ce que je veux que vous réalisiez ici, c’est le pouvoir de l’habitude sur nos comportements et nos actions. “Toute notre vie n’est qu’une accumulation d’habitudes”William James a écrit en 1899. Ce sont des décisions que nous prenons chaque jour consciemment ou inconsciemment, en y pensant en fonction d’un rationnel quand ce n’est pas le cas.

Nous n’étions pas à notre place. Nous n’étions qu’un groupe de femmes noires et métisses, quelques étrangères, et notre présence dérangeait un habitué.

De fait, je constate avec amertume que ces actes inadmissibles se camouflent dans les pratiques de certains établissements qui, sous prétexte d’être sélectifs, se permettent d’exclure femmes et hommes de la diversité à l’entrée. On l’a vu aussi avec l’enquête filmée de l’association SOS Racisme, qui vient également de porter plainte pour discrimination raciale, contre deux plages privées interdites d’entrée personnes d’origine subsaharienne et maghrébine.

La persistance des stéréotypes dans notre société continue de fracturer notre nation plurielle, et cette discrimination latente est une atteinte insupportable à la dignité humaine. Ces phénomènes sont malheureusement loin d’être rares : depuis une dizaine d’années, les discriminations ressenties par les femmes pour des motifs sexistes observées en France ne cessent d’augmenter. En 2019-2020, 46% des femmes estiment avoir été discriminées en raison de leur sexe, quand entre 2008 et 2009 elles étaient de 28%, selon une étude INSEE de juillet 2022. Concernant les formes de discrimination subies par leurs origines, cela le sentiment est resté constant au fil des ans. La question de la discrimination, quelle qu’elle soit, continue de générer un profond malaise et nous confine. La lutte contre ces maux qui ternissent la cohésion sociale est décidément l’affaire de tous.

C’est pourquoi je veux pouvoir dire à ceux qui me lisent que la France est un pays qui n’accepte pas ce type de comportement. Je veux que les personnes victimes de discrimination sachent qu’elles ne sont pas seules face à l’injustice, qu’il existe un recours possible, que notre système fonctionne. Je pense à vous, nous vous devons l’intransigeance face à ces pratiques haineuses qui “faire perdre à ceux qui en sont victimes la foi républicaine”, comme l’a dit Jacques Chirac le 10 mai 2006, lors de la première cérémonie à la mémoire de l’esclavage. Ça continuait comme ça : « Discrimination, racisme [sont] le déni de tout ce que nous sommes, de tout ce que nous avons construit, de tout ce qui nous fait vivre en tant que Nation ».

Je veux pouvoir dire à ceux qui me lisent que la France est un pays qui n’accepte pas ce type de comportement..

Je note les efforts déployés ces dernières années pour mettre fin à ce climat d’impunité, mais le chemin est encore long. En France, seuls 2% des victimes de discrimination fondée sur le sexe ou l’origine osent franchir le pas du signalement. En 2021, lorsque le gouvernement, en collaboration avec le Médiateur des droits, a lancé la plateforme de signalement et d’accompagnement des victimes de discrimination, nous voulions avant tout répondre à ces obstacles au plus haut niveau de l’État. Nous n’aurions pas pu mener à bien ce travail sans la contribution des associations qui œuvrent en la matière pour mettre fin à ces injustices et accompagner les victimes à connaître leurs droits pour condamner efficacement cette discrimination.

De par ma formation et mon expérience, je mesure la responsabilité qui me correspond.

Dans un contexte où notre avenir est fragilisé par des tensions sociales de plus en plus palpables, nous devons immédiatement reconstruire notre envie de participer à un projet de société commun. Un projet qui valorise, plutôt qu’il ne rejette, nos différences et nos singularités individuelles. Ces différences qui s’observent et s’interrogent dès le plus jeune âge, au moment même où se construit notre esprit critique et où se consolide l’apprentissage du respect de soi et des autres.

James Baldwin a écrit son premier roman à une table du Flore. Nous ne le chassons jamais. C’était un habitué.

Je suis profondément convaincu qu’il doit s’agir d’un enseignement perpétuel, autour de notions fondamentales qui donnent corps et substance aux symboles de l’égalité et de la fraternité entre les peuples. Au cours de la dernière décennie, la loi a davantage réglementé les obligations de formation imposées aux recruteurs du secteur privé ainsi qu’aux agents publics. Ce cadre légal est donc indispensable, mais il reste insuffisant si l’apprentissage de ses propres préjugés discriminatoires, parfois inconscients, ne devient pas un combat quotidien.

Il y a plus de 70 ans, un Afro-Américain traversait l’Atlantique pour devenir écrivain : ” À New Yorkdira plus tard la couleur de ma peau m’empêchait d’être moi, alors qu’en Europe cette barrière était levée ». Cet homme s’appelait James Baldwin, et c’est à Paris qu’il écrivit son premier roman, La conversion. A table à Flore. Nous ne le chassons jamais. C’était un habitué. Serait-ce encore aujourd’hui ?

je veux y croire

Voir aussi dans Le Huff Post :

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